-ملفات تادلة 24-
Par Ahmed Hafdi
Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Question épineuse et surannée, de prime abord, mais charriant autant de polémiques que de controverses. Il est toujours utile de s’interroger sur le sens des mots en tant que tel, et puis, si on dispose d’assez de patience et de curiosité, sur leur filiation, leur histoire, leur voyage, leurs usages… Etymologiquement et historiquement, le mot « intellectuel » vient du bas latin « intellctualis », de même sens dérivé de « intellectus » signifiant « acticité ou action qui se rapporte à l’esprit vs activité manuelle ». Quant à l’ancien français « intellectif (adj.) et intellection (subst. », ils caractérisent celui « qui est doué d’intellect et d’intelligence ». Et nous restons quand même sur notre faim ! Ce n’est qu’à travers ses usages, dans divers champs disciplinaires, notamment, la philosophie et les sciences sociales en général, que l’on peut appréhender ses principales acceptions ou définitions au regard d’un idéal ou d’un contexte, d’une vision spécifique, voire idéologique du monde, de l’existence… En effet, c’est au cours du siècle dernier que « l’intellectuel » devient, d’une manière systématique, un objet d’étude privilégié dans les domaines de l’histoire politique et culturelle et des sciences sociales. On assiste donc à la production d’une abondante littérature sur le sujet intégrant souvent des approches méthodologiques novatrices, si bien qu’on considère aujourd’hui l’histoire des intellectuels comme un champ d’études à part entière. Cependant, la définition même de l’intellectuel suscite toujours des débats et des prises de position qui reflètent souvent les convictions et les affinités idéologiques et politiques des chercheurs. Qu’il s’agisse d’écrivains d’artistes, d’universitaires, de critiques, de journalistes ou encore de militants et de théoriciens politiques, ce groupe très vaste et contrasté des « figures intellectuelles » résiste à toute catégorisation claire et définitive. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? S’agit-il d’une classe sociale, de l’ensemble des professions intellectuelles, d’une posture politique dans la cité ou bien d’une figure dépassée qui est morte avec la disparition des « grands » penseurs ? L’histoire politique a traditionnellement définit l’intellectuel comme un « homme de culture, créateur ou médiateur, producteur ou consommateur d’idéologie ». La tradition sociologique analyse souvent les rapports entre les intellectuels et leur position dans les structures sociales et leurs relations avec les classes : représentent-ils une classe en soi ou sont-ils plutôt des porte-paroles de leur classe d’origine ? Il ne serait pas exagéré d’affirmer que l’histoire des intellectuels a toujours été une histoire engagée, marquée par l’opposition « gauche – droite » et par les batailles idéologiques entre l’Est et l’Ouest… En effet, les définitions existantes de l’intellectuel semblent reposer principalement sur des positions politiques opposées : l’intellectuel « universel » contre celui dit « révolutionnaire », « organique » contre « traditionnel », « compagnon de route » ou « chien de garde », intellectuel critique ou « défenseur d’un ordre établi ».
Prométhée, ce voleur de feu, puni par Zeus pour avoir offert le feu à l’humain, une race particulière et singulière qui pourrait faire du mal, est peut-être l’une des figures mythiques de l’intellectuel. Socrate, par sa stratégie dialogique, interrogeant Gorgias, Protagoras, et d’autres, lui aussi condamné sous prétexte qu’il pervertit l’esprit des jeunes est aussi, à mon avis, un intellectuel. Galilée qui a été condamné parce qu’il a osé proclamer que la terre tourne ! Mehdi, militant marocain et tiers-mondiste assassiné pour une idée, pour un idéal, Omar et d’autres militants morts ou assassinés pour un idéal… Et Patrice Lumumba, Nkrumah, Che… sont à mon avis des « intellectuels ». Tous ces gens-là portaient en eux-mêmes une double contradiction, une dramaturgie interne et externe. Interne, car conscients d’une intériorisation de schèmes et de structures de domination apparemment inconscientes, mais dont ils sont conscients. Externe, car leur ancrage sociétal offre autant de contradictions et de paradoxes. Alors, ces intellectuels » ont souffert justement de cette double contradiction. Et grâce à elle, ils ont porté et nourri aussi un projet, un idéal, un devenir ou un survenir ! D’aucuns, diraient qu’il s’agit là plutôt de militants ! Selon J.P. Sartre, (1) L’intellectuel doit réaliser un équilibre qui est toujours « une tension entre son activité de clerc détaché du monde et son engagement militant ». Les deux apparaissent comme les deux pôles nécessaires d’une réalité. En effet, la recherche intellectuelle suppose de s’isoler : c’est le temps de la lecture et de l’écriture. Mais cette activité ne prend réellement son sens que si elle peut s’engager dans une praxis de transformation sociale. Elle suppose de ce fait un engagement socio-politique du savant.
La figure de l’intellectuel, issu de l’engagement des écrivains et savants autour de questions sociales brûlantes ou autres, est régulièrement liée à des périodes ou contextes de tensions, de déséquilibres ou de luttes sociales. Nous pouvons parler, dans ce cas de figure, de l’intellectuel en situation, acception proche de celle de Gramsci « l’intellectuel organique ». En outre, il nous semble important de dépoussiérer la question du statut des intellectuels dans la société, notamment dans le contexte historique actuel. Selon François Dosse, (2) historien, spécialisé dans l’histoire des intellectuels, ces derniers n’ont pas disparu, ils sont toutefois en crise. Alors, à quoi peuvent-ils bien servir ? À être au service de la Cité, à créer un lien entre experts et citoyens et enfin à rouvrir le futur. L’intellectuel est davantage, d’abord, quelqu’un qui va mettre ses compétences au service de la Cité, du politique, de la “polis”, des citoyens, et sur ce plan on a la définition que donnent Deleuze et Foucault de “l’intellectuel spécifique”. On le voit par exemple chez un Paul Ricœur, (3) quand dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli il énonce ses inquiétudes citoyennes. Il dit : “il faut bien comprendre que la mémoire ce n’est pas l’histoire, qu’il faut les articuler ensemble”, plaidant pour, dit-il, une politique de la juste mémoire. Donc voilà la tâche d’un philosophe, mais d’un philosophe intellectuel puisqu’il s’adresse au citoyen, et fait part d’une préoccupation citoyenne. Donc là, voilà un “intellectuel spécifique”, (4) il va faire un travail philosophique pour éclairer cette confusion qui existe dans notre Cité entre histoire et mémoire.
Le deuxième rôle c’est d’aller à l’encontre de cette coupure qui devient dramatique pour notre démocratie entre le domaine de l’expertise, les experts et les citoyens. Les intellectuels peuvent utiliser leurs compétences à rendre audibles les grands enjeux citoyens et à œuvrer dans le sens d’un approfondissement de la démocratie.
Le troisième rôle qui est le plus difficile est de retrouver cette posture un peu prométhéenne qui est de rouvrir le futur. C’est-à-dire qu’on attend aussi d’eux d’une certaine manière que par l’idéologie, l’utopie concrète ils rouvrent un horizon d’attente, un horizon d’espérance qui n’existe plus. Or, un individu a besoin d’un projet de vie personnel, une société qui évolue a aussi besoin de se projeter dans l’avenir, besoin d’un projet d’émancipation.
Par ailleurs, au niveau marocain, précisons que dans un ouvrage collectif, paru en 2045, et co-dirigé par Fadma Ait Mous et Driss Ksikes (Le métier d’intellectuel. Dialogues avec quinze penseurs du Maroc), (5) la question a été débattue et appréhendée en termes du rôle des intellectuels, leurs ancrages et postions dans le tissu social. Dans leurs entretiens, les deux enquêteurs, la première, politologue, le second, journaliste, puis écrivain et homme de théâtre, observent et réfléchissent sur la scène intellectuelle au Maroc et s’interrogent sur le rôle des créateurs d’idées. Qui sont et que font ces penseurs reconnus en leur pays, qui ne sont plus comme auparavant des dissidents ou des intellectuels organiques d’un ordre établi ? Ils constatent que ces nouveaux acteurs ont accédé à une forme d’autonomie inaccessible jusqu’alors et qu’ils interviennent en électrons libres sur la scène publique, la presse d’opinion (les magazines en premier lieu), les associations et la société civile. Ces intellectuels appartiennent à la même génération de sexagénaires, hormis leurs seniors Abdallah Laroui et Fatima Marnissi, Mohamed Guessous, Abdellatif Laâbi. Ils ont, pour la plupart, été marqués par l’intelligentsia rebelle des années 1960, la revue Souffle, les ciné-clubs avant-gardistes, la lecture de Marx et de Nietzche ou de Bourdieu, Barthes, Foucault et Deleuze. Plusieurs se sont frottés à la sociologie de terrain sous la conduite de Paul Pascon (1930-1984) et ont appris à penser le Maroc avec la revue Lamalif (1966-1988). Le socio-politiste Mohammed Tozy et l’économiste touche-à-tout Mohammed Ennaji racontent cet apprentissage réalisé au cours des années 1970 dans le sillage de Pascon, successeur (inavoué) de Robert Montagne, l’initiateur en 1936 du Centre des Hautes Etudes d’administration musulmane qui lança les premières enquêtes et monographies au Maroc grâce à son réseau de correspondants locaux, praticiens savants du protectorat. Mais chacun des intellectuels approchés conserve ses traits particuliers et on ne se hasardera pas ici à une galerie de portraits, sinon pour constater qu’on glisse de l’intellectuel universel (Abdallah Laroui) au chercheur poussant ses enquêtes à ras le sol (Abdellah Saaf écrivant un carnet de route dans le bus 21 à Rabat) en passant par l’anthropologue pour qui le terrain constitue un long détour pour accéder à la compréhension de soi (Hassan Rachik).
Aujourd’hui, dans un Maroc en parfaite mutation et en pleine ébullition, la question qui se répète est : y a-t-il encore des intellectuels au Maroc ? Si oui, à quel point participent-ils au développement et à la modernisation du pays ? Le plus souvent, on en veut à cette « élite intelligente » qui s’est retirée de la scène pour scruter, de loin, le déroulement des faits. Passivité ou indifférence ? La question restera suspendue puisqu’un grand nombre de ces personnes dont les médias ont fait des icônes ne réapparaît que lors d’interventions anodines comme pour rappeler au monde qu’elles existent toujours. Rares sont ceux qui osent prendre la parole devant un public avisé pour traiter des faits d’actualité et de questions sociétales. Les intellectuels de grande envergure sont-ils en train de disparaître ? Ce qui est alarmant, c’est que le débat national n’existe plus ou presque, tellement esquivé. Dire que le temps des éclaireurs est révolu semble exagéré, et pourtant, on a besoin de gens qui puissent éclairer l’opinion publique et lui proposer des pistes de réflexion. Mais c’est à désespérer de leur retraite et de leur démission volontaire ! Est-ce la fin de l’utopie et le retour à la mélancolie ?